Il traverse le Canada en fauteuil roulant, en plein hiver : une épopée humaine inspirante
Auteur: Adam David
Le visage contre la vitre froide, le corps rythmé par le balancement du train, je regarde les plaines enneigées défiler comme une obsession blanche. C’est une immensité hypnotique, seulement troublée par les fulgurances de la vie sauvage : un renard qui bondit dans la poudreuse, un aigle qui plane avant de fondre sur sa proie. Au loin, les Rocheuses se dessinent déjà. Nous y serons demain. Ou peut-être après-demain, si un convoi de marchandises nous grille la priorité. Ici, le fret est roi et il faut apprendre la patience. Une lenteur qui, depuis mon fauteuil, prend des allures de luxe absolu.
Un voyage pour ouvrir la voie
Cela fait une semaine que nous avons embarqué à Toronto, Myriam, ma femme, et moi. Direction Vancouver, à bord du Canadien, ce train mythique aux voitures d’acier qui traverse le pays sur 4 500 kilomètres. Ce n’est pas un voyage comme les autres. Le 13 novembre 2015, au Bataclan, une balle m’a fauché en pleine jeunesse, me laissant paraplégique. J’avais 25 ans. Ma vie a basculé, mais pas mes rêves d’exploration.
Ils demandent juste plus d’organisation, plus d’anticipation. Avec Myriam, depuis 2018, on défriche ces chemins en quête d’horizons accessibles. Notre but ? Montrer que c’est possible, pour que le fauteuil ne soit plus jamais un frein au voyage.
Toronto, le grand départ dans un cocon d'acier
L’aventure s’amorce sous les arches grandioses de la Union Station de Toronto. Devant nous, les voitures argentées du Canadien miroitent. Un agent déploie une passerelle mobile, un coup de manivelle, et me voilà propulsé à l’intérieur de notre cabine. Elle est spacieuse, bien pensée, avec une salle d’eau adaptée où chaque détail compte : porte large, barres d’appui, siège de douche. Le confort pratique se mêle à l’élégance du bois d’acajou et du cuir patiné. Un vrai refuge pour affronter le froid polaire qui nous attend.
Le train s’ébranle. Bientôt, plus de réseau. Juste le souffle du convoi et le paysage. La vie à bord s’installe, rythmée par des rituels simples. Le seul regret : ne pas pouvoir accéder au dôme panoramique, au sommet de la voiture. Son escalier en colimaçon est une barrière infranchissable. Qu’importe, la grande fenêtre de notre cabine sera mon cinéma personnel.
Winnipeg, la surprise au cœur du froid
Deux jours plus tard, Winnipeg. On nous l’avait déconseillée : « une ville glaciale, sans intérêt ». Quelle erreur. Dès notre arrivée, la ville nous surprend par son accessibilité quasi parfaite. Trottoirs déneigés, souterrains chauffés, ascenseurs partout… on circule sans la moindre frustration. Sur la rivière Rouge, entièrement gelée, je m’essaie à la luge du para-hockey, le sport roi ici. Assis au ras de la glace, propulsé par mes cannes, je file dans une gerbe de neige. Une sensation de liberté brute, enivrante.
Le lendemain, visite du Musée canadien pour les droits de la personne. Une architecture spectaculaire, comme deux ailes protectrices. À l’intérieur, les expositions racontent les luttes pour la dignité. Celles liées au handicap y ont toute leur place. On repart de Winnipeg avec un léger pincement au cœur, heureux d’avoir vécu quelques jours sans la moindre barrière.
Jasper, quand la nature vous ouvre les bras
Après une semaine à traverser des forêts de conifères et des lacs figés par le gel, nous voilà à Jasper, au cœur des Rocheuses. C’est souvent là que le bât blesse pour nous : en pleine nature, l’accessibilité devient une notion floue. Ici, c’est tout l’inverse. Au bureau des guides du parc, mon interlocuteur est d’une précision désarmante. Il connaît les sites accessibles, le dénivelé, et même le niveau de déneigement des sentiers. Une rareté.
Le long de la route des Glaciers, une des plus belles du monde, tout est pensé. Places de parking dédiées, toilettes adaptées. Au fameux lac Louise, les pistes damées me permettent d’avancer sans m’enfoncer dans la neige. Je peux enfin profiter pleinement de ces paysages de carte postale, sans que mon fauteuil soit un obstacle.
Le rêve blanc en traîneau à chiens
Notre escapade se poursuit à Kananaskis. Au programme, une activité que je croyais hors de portée : le traîneau à chiens. Premier défi : mon fauteuil s’enfonce dans la neige épaisse. Impossible de rejoindre l’attelage. Mais ici, chaque problème a sa solution. On me transporte en motoneige, puis les mushers m’aident à me transférer dans le traîneau. Bien emmitouflé, je suis prêt.
Le signal est donné. Huit huskies s’élancent, et le traîneau glisse dans un silence feutré. Le froid, -28°C, me mord les joues, mais je ne peux m’empêcher de sourire. Je sens la puissance des chiens, la vitesse dans les virages. On aurait pu me refuser cette expérience, ça m’est déjà arrivé. Pas ici. Ici, on s’adapte.
la liberté de ne plus avoir à choisir
Vancouver nous accueille finalement sous une pluie fine. Le thermomètre frôle le zéro, et après ce que nous avons traversé, on a l’impression d’une vague de chaleur. Notre long périple sur rails s’achève, mais pas le sentiment de fluidité. De l’île de Vancouver aux forêts pluviales de Tofino, des sentiers en bois et des fauteuils tout-terrain nous permettent d’explorer cet écosystème unique sans effort.
En trois semaines, nous avons traversé un pays-continent. Mais plus important encore, j’ai pu vivre chaque instant pleinement, sans rester en retrait. Pour une fois, je rentre serein, sans cette fatigue écrasante qui suit souvent nos voyages, celle qui vient de la lutte permanente contre les obstacles. J’ai pu consacrer toute mon énergie au plaisir. L’accessibilité, ce n’est pas seulement une rampe d’accès ; c’est la liberté de vivre une expérience, tout simplement.
Selon la source : geo.fr