C’est un mouvement rare, et surtout coordonné, qui a agité la scène médicale dimanche dernier. Aux quatre coins de la province, les médecins spécialistes en pédiatrie ont pris d’assaut les parvis de leurs propres établissements pour manifester leur profonde opposition au projet de loi 2.
Cette réforme gouvernementale, qui prévoit notamment de lier la rémunération des praticiens à des indicateurs de performance, est perçue par le corps médical comme une menace directe à l’accès aux soins pour les plus jeunes, tout en hypothéquant l’avenir de la recherche clinique.
Le carré bleu, symbole de la lutte
La mobilisation a été observée devant les quatre centres hospitaliers universitaires de pédiatrie du Québec. À Montréal, devant l’hôpital Sainte-Justine, pédiatres, médecins spécialistes et parents portaient des carrés bleus sur leurs manteaux et faisaient voler des ballons de la même couleur, un symbole de soutien à leur combat.
Cette vague de contestation ne s’est pas limitée à la métropole. Des manifestations similaires ont eu lieu simultanément devant l’Hôpital de Montréal pour enfants, le Centre mère-enfant Soleil à Québec, ainsi qu’à l’hôpital Fleurimont de Sherbrooke. Le message visuel était sans équivoque : ce sont les enfants qui sont au cœur de l’enjeu.
La métaphore du « cancer » dans le système de santé
Dans le hall bondé de Sainte-Justine, le discours du Dr Michel Lallier, président du Conseil des médecins, dentistes et pharmaciens, a donné le ton. Le praticien a employé une analogie puissante, directement puisée dans le quotidien oncologique. « On travaille beaucoup avec des cancers, et nous, qu’est-ce qu’on fait quand il y a un cancer ? On l’enlève. Quand une loi n’est pas bonne et que c’est un cancer pour le système de santé, on l’enlève », a-t-il martelé sous les applaudissements nourris.
Le Dr Lallier a également affirmé avec confiance que la lutte se poursuivrait même en cas d’adoption de la loi, rappelant que les médecins, forts de leurs longues années d’études, sont « plus que capables de comprendre les conséquences » qu’un tel texte engendrerait.
Des critères de vulnérabilité inappropriés
L’une des craintes les plus vives concerne directement l’accès aux soins et la baisse potentielle des rendez-vous. Selon la pédiatre Marie-Joëlle Doré Bergeron, les critères de vulnérabilité établis par la Loi 2 sont « complètement inappropriés » pour évaluer les besoins réels des enfants et des femmes enceintes.
Le texte législatif prévoit notamment que les enfants naissant en bonne santé soient classés d’office en catégorie « verte », les plaçant mécaniquement au bas de l’échelle de priorité des médecins. Ce mécanisme, si la rémunération y est liée, pourrait inciter les praticiens à prioriser d’autres actes, réduisant le suivi pédiatrique préventif.
La fragilité ignorée des enfants dits « sains »
Pourtant, la Dre Doré Bergeron insiste : l’enfant est, « par définition, une population vulnérable ». Ce n’est pas uniquement la maladie aiguë qui nécessite une intervention. Les retards de développement ou de croissance, souvent discrets et nécessitant un suivi régulier, pourraient passer sous le radar d’un système obsédé par des indicateurs rapides.
À cela s’ajoute l’inquiétante recrudescence des problèmes de santé mentale chez les adolescents – de l’anxiété aux troubles alimentaires, en passant par les idées suicidaires. Ces situations complexes exigent du temps et un engagement humain, des facteurs qui risquent d’être pénalisés si les médecins de famille qui ne respectent pas l’ordre de priorité risquent des sanctions monétaires.
Le temps de la recherche non reconnu
Au-delà de la clinique quotidienne, la Loi 2 menace de saper la fondation de l’innovation médicale : la recherche en santé. Hélène Decaluwe, pédiatre immunologue et clinicienne chercheuse, a témoigné de l’impact direct sur son quotidien. Lorsqu’un médecin passe son temps à diriger une équipe de recherche, à siéger sur des comités nationaux, ou à présenter des travaux lors de congrès, il n’est pas comptabilisé comme « performant » aux yeux des indicateurs de la loi.
« Quand je dirige mon équipe de recherche, (…) je ne suis pas performante », a-t-elle résumé. Cette pression à l’acte pourrait bien forcer les cliniciens à délaisser la recherche fondamentale pour se concentrer uniquement sur les consultations, asphyxiant ainsi les découvertes futures.
L’urgence des maladies rares
La Dre Decaluwe a illustré cette mise en garde en racontant le cas d’une enfant atteinte d’une maladie rare qui a pu être soignée uniquement grâce aux avancées permises par la recherche menée à l’hôpital Sainte-Justine. Sa crainte est désormais que de tels sauvetages thérapeutiques deviennent l’exception si l’efficacité médicale se résume à une question de quotas.
Alors que la contestation monte, le ministère de la Santé et des Services sociaux, sollicité pour réagir à l’inquiétude grandissante des pédiatres, n’avait pas encore répondu aux demandes d’entrevue. Le silence du gouvernement, face à cette levée de boucliers, ne fait qu’accentuer l’incertitude quant à l’avenir des soins spécialisés pour la jeunesse.
Selon la source : lapresse.ca