80 000 générations plus tard : l’expérience d’évolution la plus longue de l’histoire continue de surprendre
Auteur: Mathieu Gagnon
Une course de fond contre le temps biologique

L’évolution, c’est un peu le cauchemar du chercheur pressé. Étudier des changements majeurs au sein d’une espèce demande généralement de la patience, beaucoup de patience, car ces processus s’étirent sur des milliers, voire des millions d’années. Avec une telle contrainte temporelle, on pourrait légitimement penser (et je ne vous jetterais pas la pierre) que l’évolution — ce mécanisme par lequel les organismes se transforment via la sélection naturelle, les mutations génétiques et l’adaptation — est impossible à observer en direct dans un laboratoire. C’est sans compter sur l’obstination de Richard Lenski.
C’est lui l’homme derrière ce projet un peu fou. Tout a commencé le 24 février 1988. Ce jour-là, Lenski a lancé ce qui est devenu l’expérience d’évolution à long terme, ou « LTEE » pour les intimes. Le principe ? Il a inoculé 12 flacons avec des colonies issues de la même souche de bactérie Escherichia coli (E. coli) non pathogène. Depuis, c’est un rituel immuable qui demande une attention de tous les instants. Chaque jour que Dieu fait — à l’exception d’une courte pause forcée lorsque le laboratoire a dû fermer à cause des restrictions liées à la pandémie de COVID-19 — l’équipe prélève 1 % des descendants les plus récents de la souche précédente pour les transférer dans une nouvelle solution sucrée diluée, leur permettant ainsi de croître encore et encore.
La machine à remonter le temps bactérienne

Le rythme de reproduction de ces petites bêtes est effréné, ce qui arrange bien nos affaires. Comme l’explique Lenski sur le site web du projet, les bactéries peuvent facilement multiplier leur population par 100 en seulement quelques heures. Mais voilà, une fois cette croissance atteinte, le glucose vient à manquer. Les cellules se mettent alors en attente, patiemment, jusqu’au lendemain où 1 % de la population est transférée dans un milieu tout frais. C’est un cycle sans fin.
Les bactéries se reproduisent par fission binaire : une cellule grossit, double de taille, puis se divise pour donner deux cellules filles, et ainsi de suite. Ce qui est fascinant, c’est que cette croissance multipliée par 100 représente environ 6 et 2/3 doublements, ou générations, chaque jour. C’est énorme. Mais le génie de l’expérience réside ailleurs. Toutes les 500 générations, les E. coli qui ne sont pas utilisées pour le jour suivant ne sont pas jetées. Au lieu de ça, elles sont protégées avec un cryoprotecteur puis congelées.
Pourquoi faire ça ? Eh bien, l’avantage de l’E. coli, outre sa croissance rapide, c’est qu’elle peut être décongelée et ramenée à la vie pour être étudiée. Ces échantillons permettent, selon les mots de Lenski, un véritable « voyage dans le temps » scientifique. On peut comparer directement les bactéries actuelles avec leurs propres ancêtres. Mieux encore, on peut les mettre en compétition ! Cela permet de quantifier les résultats de l’adaptation par sélection naturelle, ce fameux processus dont Darwin avait compris qu’il « ajusterait » les organismes à leur environnement.
Des découvertes qui défient les pronostics

Grâce à ce dispositif, l’équipe a pu explorer des questions insolubles par la simple observation de la nature. Est-ce que l’adaptation est toujours lente et graduelle ? Y a-t-il des pics de forme physique indépassables ? Avec plus de 100 articles publiés, les résultats sont parfois très techniques, mais fascinants. Une des grandes leçons, c’est que même dans un environnement constant, la forme physique (la « fitness ») semble augmenter « pour toujours », même si le rythme ralentit avec le temps. Prenons les chiffres : sur les 2 000 premières générations, la forme physique a bondi d’environ 30 %. Cette hausse s’est faite par trois étapes distinctes d’environ 10 % chacune.
Lenski explique dans l’ISME Journal qu’une mutation offrant un avantage de 10 % met environ 250 générations pour devenir majoritaire. Pendant longtemps, le mutant reste une infime minorité. D’autres mutations bénéfiques surviennent, mais elles sont souvent écrasées par les plus performantes, un phénomène appelé « interférence clonale ». Mais ce n’est pas tout. L’équipe a découvert que 6 des 12 populations sont devenues des « hypermutateurs » vers la 50 000e génération, à cause de mutations dans les gènes de réparation de l’ADN.
Faisons un peu de mathématiques (promis, ça va aller). La souche ancêtre avait un taux de mutation faible, estimé à environ 10^-10 par paire de bases par génération. Le génome contenant environ 5 x 10^6 paires de bases, cela ne fait que 0,0005 mutation ponctuelle par génome et par génération. Donc, même avec une augmentation par 100 chez les hypermutateurs, la plupart des descendants restent sans mutation. Le coût à court terme pour un hypermutateur n’est estimé qu’à environ 1 %, ce qui est négligeable.
Conclusion : 80 000 générations et ce n’est pas fini
Au final, la plus grande leçon de cette expérience, surtout dans notre monde actuel parfois un peu étrange, est peut-être la plus simple : c’est une démonstration sans équivoque de l’adaptation par la sélection naturelle, là, sous nos yeux, en laboratoire. Comme le dit Lenski avec une franchise rafraîchissante : « Bien que personne (à l’exception des farfelus, des fanatiques et des mal informés) ne doute du fait que l’adaptation par sélection naturelle se produit, le LTEE en fournit une démonstration simple et convaincante. »
Ce n’est peut-être pas l’expérience la plus longue en termes de durée pure, mais elle détient le record absolu en nombre de générations. En 2024, l’expérience a officiellement dépassé les 80 000 générations, les souches atteignant des sommets de forme physique jamais vus. Et devinez quoi ? Il n’est absolument pas prévu d’arrêter l’expérience. L’évolution continue, un jour à la fois.
Ce contenu a été créé avec l’aide de l’IA.