Étudier le comportement des animaux sauvages relève souvent de la gageure pour les écologistes. Les écosystèmes sont des systèmes incroyablement complexes, où les comportements sont dictés par une multitude de facteurs internes et externes. Mais le principal obstacle reste souvent l’observateur humain lui-même. Notre présence modifie irrémédiablement le sujet, surtout lorsqu’il s’agit de suivre des prédateurs discrets à travers l’immensité de la forêt boréale.
Pendant longtemps, le repérage par GPS nous a offert une cartographie précieuse des déplacements. Mais pour vraiment décrypter la vie intime d’un animal, il fallait aller au-delà de la simple trajectoire. Pour percer les secrets du lynx du Canada, l’un des félins les plus insaisissables du Nord, les chercheurs ont dû ruser en se faisant « l’oreille » du prédateur.
Un paysages sonore inédit de la forêt boréale
Dans le cadre d’une récente étude, nous avons testé une méthode de surveillance efficace, qui consistait à fixer un minuscule microphone à même le collier de l’animal. Après quelques essais techniques parfois frustrants, le pari a payé, révélant un monde sonore jusqu’alors inconnu. Ces colliers dits de « biologging » étaient faits sur mesure pour capturer le quotidien de ces félins.
Pendant cinq années passées dans la région de Kluane, au Yukon, nous avons accumulé plus de 14 000 heures d’enregistrements sonores auprès de 26 lynx. Ce flux continu de données a permis d’entendre la « vie de chat » du lynx — sa toilette, son sommeil, ses interactions sociales comme les ronronnements ou les appels à distance — mais surtout ses actions de chasse.
La fin des longues journées de traque dans la neige
L’avantage de cette méthode est immédiat : elle permet de gagner un temps colossal. Auparavant, confirmer qu’un lynx avait réussi à tuer une proie exigeait des efforts herculéens. Il fallait marcher pendant une journée entière en raquettes, traquant les moindres indices dans la neige yukonnaise en plein hiver, souvent pour rien.
Aujourd’hui, l’analyse des données audio permet d’identifier avec une précision remarquable (87 %) les moments exacts des mises à mort, et ce, sans quitter le bureau. Nous recueillons désormais des informations 24 heures sur 24, une fenêtre d’observation impossible à reproduire par l’homme.
Capteurs d’activité et cycle décennal
Outre les microphones, ces colliers sur mesure étaient équipés d’accéléromètres, ces petits capteurs d’activité semblables à ceux qu’on trouve dans nos montres connectées de sport. Couplés au suivi GPS et à l’audio, ces outils fournissent un aperçu sans précédent des comportements complexes et des dépenses énergétiques des félins.
Ces données sont cruciales pour comprendre le cycle de prédation. Le lynx du Canada est intimement lié au lièvre d’Amérique : leurs populations se suivent selon un cycle de hausses et de baisses d’environ huit à dix ans. Ce qui nous intéresse particulièrement, c’est de voir comment le lynx réagit lorsque sa principale source de nourriture commence à s’épuiser.
Plus adaptables que prévu, mais toujours possessifs
Contrairement à ce que l’on pensait, les lynx ne sont pas de simples victimes de l’effondrement des populations de lièvres. Ils font preuve d’une capacité d’adaptation plus grande, se tournant vers d’autres proies, comme l’écureuil roux. Nos colliers nous aident à cerner précisément le moment où ce changement de régime alimentaire se produit et à déterminer si les différentes stratégies de chasse déployées sont payantes.
Une autre surprise est venue de leur comportement social. Le lynx est classiquement décrit comme un animal farouchement solitaire. Pourtant, nos enregistrements ont capté des interactions régulières, surtout chez les femelles adultes, qui se déplaçaient, dormaient, se toillettaient et même chassaient ensemble, souvent en petits groupes. Ce sont des chats vivant une vie de chat, mais en compagnie.
La limite de la convivialité
Toutefois, cette convivialité a une limite très claire : le partage du butin. Dès que nous entendions le son d’une proie abattue, les ronronnements faisaient place à de nombreux grognements et grondements agressifs. L’écoute suggère sans ambiguïté qu’ils repoussaient vigoureusement les tentatives d’approche des autres individus.
Ce mélange de sociabilité dans la vie de tous les jours et d’agressivité marquée autour de la nourriture soulève de nouvelles interrogations : comment ce comportement social influence-t-il réellement leur capacité à trouver et à tuer des proies ? Ce mystère continue d’alimenter nos recherches sur ces incroyables prédateurs boréaux.
De nouvelles questions grâce à l'écoute furtive
En permettant d’entendre la nature sans la déranger, ces technologies de l’ombre ouvrent des perspectives inédites pour l’écologie comportementale. Nous sommes désormais en mesure de saisir, heure par heure, les décisions complexes prises par ces animaux dans leur milieu naturel, loin de toute interférence humaine. L’étude de ces félins discrets, autrefois limitée à des traces de pas dans la neige, révèle aujourd’hui une vie sociale et une résilience surprenantes, nous rappelant à quel point il nous reste à apprendre sur la faune sauvage.
Selon la source : theconversation.com